«
Only Shallow », c’est à la fois un mur sonore, une eau trouble et un voile de mystère, derrière lesquels la voix de Bilinda Butcher nous appelle, nous invite à franchir ce mur, à plonger dans cette eau rose comme le sang, à lever ce voile pour essayer de la rejoindre même si elle sait, même si nous savons que c’est impossible. Par l’obstacle qui nous sépare d’elle, la chanteuse symbolise l’idole inaccessible, et pourtant cet obstacle révèle une telle délicatesse, un tel apaisement que l’impression d’intimité partagée l’emporte sur la distance, si bien que toutes les idoles, y compris elle-même, deviennent illusoires. Le rythme incisif, les guitares brutales et traînantes, les samples inaudibles, la lourdeur bruyante, leur alternance avec les passages où le chant émerge comme un sourire se dessinant lentement sur un visage, tout se perd à la frontière où l’écho de la voix se fond dans la distorsion ambiante, osmose entre la blessure et son remède. Il y a l’idée que l’apparence de timidité cache une force, la force de l’humilité, et aussi que la légèreté survit à l’horreur, avec une conscience éclairée de tout ce que la vie peut endurer, dans la certitude que les dernières paroles seront aussi les paroles les plus rassurantes, pareilles aux derniers accords de guitare qui accompagnent le morceau jusqu’à son dernier souffle.
On se sent valorisé à l’écoute de cet album, car les musiciens savent que le public est averti. Suggérer au lieu d’expliquer permet d’aller à l’essentiel. D’où une justesse de ton parfaite d’un bout à l’autre, un bon dosage de l’intensité, une force tranquille. Le rythme de « Loomer » pourrait aussi bien évoquer un train en marche que la vibration d’une image, d’une silhouette, un grésillement perceptible par tous les sens. Au-delà du sens des paroles, la musique s’adresse à l’imaginaire. L’instrumental « Touched », en moins d’une minute, signe cette étrangeté, entre murmure et souvenir. Contrairement à la dualité appuyée d’ «
Only Shallow », faite pour marquer les esprits, « To Here Knows When » est aérien, éthéré, entre autres parce que les sonorités y sont plus aigües et plus harmonieuses, même si l’harmonie dévastatrice n’est jamais loin. Toutes choses égales par ailleurs, « When You Sleep » se rapproche davantage d’un rock classique, où la voix masculine fait d’ailleurs son apparition. « I Only Said » apporte une certaine dissonance aux intonations oniriques et, en définitive, toujours heureuses, toujours optimistes. « Come In Alone » sort de nouveau l’artillerie lourde, comme au début du disque, faisant écho au titre phare. « Sometimes », pensif, est un morceau plus sombre, qui met en valeur la voix de Kevin Shields sur fond de monotonie et de gros sons de guitare. Avec « Blown A Wish », aux instrumentations plus dépouillées, la pop est à l’honneur (une pop bizarre, bien sûr) et Bilinda revient sur le devant de la scène. « What You Want » va plus vers le metal côté instruments, avec un contrepoint vocal où la chanteuse assure aussi bien la mélodie principale que les chœurs. « Soon », enfin, nous joue la totale : une conclusion puissante qui, sur un rythme efficace, résume les principaux traits de caractère de l’opus. Les enfants du
Velvet auraient-ils égalé leurs parents ? Oui et non. Non car les comparaisons restent difficiles, ou parce qu’ils ont peut-être fait mieux encore. Oui parce qu’ils ont fait aussi bien, mais différemment. En tout cas, le shoegazing fut, ex-aequo avec le grunge, la dernière évolution majeure de l’histoire du rock avant l’effondrement de l’industrie du disque au cours des décennies suivantes, et «
Loveless » s’impose définitivement comme sa figure de proue. Pas mal, pour des gens qui regardent le bout de leurs chaussures.
D. H. T.
Merci pour cette Chro l'amis.
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