REM
AUTOMATIC FOR THE PEOPLE (Album)
1992, Warner Music Group




Mr4444 : 18/20
« L’album évoque le difficile passage à la trentaine, le monde dans lequel nous évoluions avait disparu, celui de Hüsker Dü et des Replacements, tout s’était évanoui… L’endroit était subitement devenu… différent » - Peter Buck, guitariste de REM.

« Out of Time » a créé un séisme musical que le groUpe n'avait même pas osé imaginer à sa sortie. Onze ans après la création de Rapid Eye Movement (qui désigne les mouvements de l'œil d'une personne endormie dont le rêve commence, abrégé ainsi en REM) et six albums à succès aux Etats-Unis, le septième fut le bon pour le quatuor qui aura vu sa popularité exploser mondialement suite aux succès de cet album, bien aidé par le duo « Losing My Religion » et « Shinny Happy People ».

Mais au-delà du succès, l’album a laissé un sentiment étrange… Une sensation amère d’une facilité d’accès trop importante. Non pas que le groUpe était réputé pour des compositions extrêmement complexes, mais sur « Out of Time », c’est bien trop flagrant. Trop de titres sonnent et sentent la vulgaire pop commerciale à plein nez. C’est d’ailleurs sans doute ce qui a entraîné le succès, succès planétaire comme annoncé plus haut. Mais succès qui a surtout son énorme revers.

Car, faire suite à un album devenu culte est d'une difficulté sans nom. Les tournées à rallonge que le groUpe s'impose pour défendre son petit protégé, la dépression dans laquelle plonge le guitariste Peter Buck ne font que rendre cette tâche de trouver une orientation nouvelle plus compliquée encore. Mais c'est finalement au gré de cette force négative que Michael Stipe va trouver et puiser l'inspiration. Inspiration qui va faire d’« Automatic for the People » l'album le plus noir et le plus mélancolique du quatuor.

Un immense sentiment de tristesse émanera des compositions (et de la pochette, étrangement sobre) de ce huitième album, tristesse portée par le hit planétaire qu'est « Everybody Hurts » (dont la légende dit que ce titre aurait bercé les dernières heures de Kurt Cobain). « Automatic for the People » traite bien souvent de la mort dans différents états et vers différente personnalité (comme l'humoriste Andy Kaufman sur le titre « Man on the Moon », qui servira en 1999 pour le film du même nom et joué par Jim Carrey). Avec son nombre incroyable de six singles (pour douze titres), il demeure à ce jour l'album le plus représenté du groUpe. Du côté des statistiques, l'album se classera n°2 aux États-Unis, plusieurs semaines n°1 au Royaume-Uni et sera vendu à plus de quatre millions d'exemplaires. Sans doute pour ne pas replonger dans le négativisme qu'ont engendré les multiples représentations en l'honneur d' « Out of Time », REM décida de ne pas partir en tournée pour représenter ce huitième opus.

Les six singles qui ont eu l'honneur de représenter cet album à travers le monde brillent par leurs diversités. Le titre d'ouverture « Drive » en est l'un d'eux. Tout en progression, il laisse déjà la part belle à une émotion prononcée par une basse toute en ronflement et la guitare acoustique de Peter dont le passage à l'électrique se fera d'une bien belle manière. Le chant de Michael y apparaît sobre, triste, calme... Déjà sur ce titre, des cordes se font entendre, comme sur le disque précèdent à la différence qu'elles sonnent ici bien plus naturelles. Le professionnalisme se ressent et c'est avec le sourire que l'on accueille de cette manière l'ex-bassiste de Led Zeppelin John Paul Jones, qui signera ainsi les arrangements aux cordes de ce disque.

Parmi les singles, on trouve naturellement des titres un peu plus rock. « The Sidewinder Sleeps Tonight », aux montées vocales un peu hystériques et à la mélodie calibrée pour les passages radio a la chance d'être quand même bien plus subtile musicalement et vocalement que « Shinny Happy People ». On retrouve également le morceau-hommage « Man on the Moon », entre émotions contenues sur les coUplets, chant et chœurs sur les pré-refrains et quelques choses de plus énergique sur les refrains, bien emmené par les variations au niveau des sonorités des guitares, essentiellement acoustique. La basse, une fois de plus, s'en sort avec les honneurs d'un son efficace et profond.

Mais malgré cela, il est bien évident que c'est sur ses ballades diverses et variées que le groUpe va tenter de s'imposer, car oui, cet album est composé quasiment intégralement de ballades. De ballades de très haut niveau. Je commencerai volontairement par « Nightswimming », très minimaliste. Un piano mélancolique, un chant aérien et planant, quelques cordes intelligemment disposées. Rien de plus et l'émotion passe naturellement. « Find the River », qui clôture l'album, est également tout en retenue, son harmonica, sa guitare sèche et le chant toujours autant bourré d'émotion. Un titre magistral pour terminer cet album, sans surplus ni fioriture. Il reste évidemment le single chef-d’œuvre, celui qui a continué à propager les ondes REM sur l'ensemble de notre planète bleue. Ecrite comme une réaction à une vague de suicides parmi les jeunes dans les années 90, ce titre transpire l'émotion du début à la fin, toujours aidé par ce minimalisme musical, « Everybody Hurts » s'impose avec la manière. Tout y est ajusté à la perfection ici, les quelques notes acoustiques et électriques de la guitare, la batterie en retenue, la basse ronde, les cordes pour la tristesse et quelques notes de piano disposé à bon escient. La voix magistrale de Michael… Des frissons.

Le principal souci d' « Out of Time » était ses singles qui prenaient toute la place et qui ont bien aidé à faire passer le reste des titres du disque pour du remplissage. Ici que nenni ! Les autres titres ont également leurs cartes à jouer. Que ça soit l'expérimentation instrumentale « New Orleans Instrumental No.1 », uniquement aux instruments classiques pour offrir un court moment symphonique, la très country « Try Not to Breathe », véritable ode aux voyages dans les contrées désertiques américaines, la plutôt Rock « Ignoreland » où la guitare électrique omniprésente ainsi que la batterie rapide et furieuse prendront l'initiative de vous sortir de l'état mélancolique propagé par ce disque, mais aussi les toujours très mélancolique « Sweetness Follows » (guitare grave et chant presque solennel de Michael) et « Star Me Kitten » (excessivement lentes, accompagnés de chœurs et toujours de ce minimalisme musical qui sied si bien à l'ensemble). Seul « Monty Got a Raw Dead » sera légèrement en dessous avec sa mélodie déjà entendue et rapidement téléphonée, même si évidemment très agréable.

Le voilà, le chef-d’œuvre de REM. La musique nous fait passer par tous les états. Tour à tour onirique, radieuse, sombre, mélancolique, le groUpe se sépare ainsi de tout le sUperflu dont « Out of Time » était rempli à bien des niveaux pour atteindre les sommets du Rock émotionnel et sentimental. On comprend ainsi davantage le message de Peter Buck délivré au début de cette chronique : la joyeuseté quelque peu naïve d' « Out of Time » disparaît pour laisser place à une plus grande « maturité » (difficile de vraiment parler de maturité pour un groUpe qui a alors douze ans et huit albums studio...). Un album résolument fantastique que tout bon rockeur se doit de posséder. Un must intemporel.

2012-06-03 17:50:01


DHT06 : 20/20
« Automatic for the People » est peut-être le plus grand album de rock alternatif de tous les temps. Qu’entend-on au juste par rock alternatif ? Reformulée, cette question revient à se demander en quoi consiste l’alternative, en l’occurrence, dans le rock. Dès la fin des années 1970 puis les années 1980, il y a deux principaux leviers à considérer, ainsi que leurs conséquences : premièrement, les groUpes punk qui, en rUpture avec la technicité du rock progressif et du metal naissant dans les années 1970, voulurent revenir au vieux rock des origines pour en dévoiler la part de bestialité cachée, de la même façon que l’on débride un moteur, puis, au niveau des conséquences que cela eut, le renouvellement de la variété qui s’ensuivit à travers différentes déclinaisons (new wave, cold wave, rock gothique, post-punk, synthpop, no wave, etc.), autant que, à l’inverse, une généralisation de la radicalité sonore (via le hardcore puis ce qui allait devenir le grunge) ; deuxièmement, le retour en force de l’influence des Beatles, des Rolling Stones et de Bob Dylan, soit des courants pop, rock et folk des années 1960. Quand on parle de pop, de punk, de rock alternatif, rappelons qu’il ne s’agit pas de genres musicaux, mais plutôt de différentes relations à la composition et à l’interprétation, ici dans le contexte du rock (à la base : un rythme 4/4, « caractérisé par l’emploi du charleston joué à la main droite, de la caisse claire à la main gauche et de la grosse caisse au pied droit ; le charleston joue généralement des croches (deux coUps par temps) et la caisse claire joue l’after beat (un temps sur deux) », source : http://batteurpro.com/11-rythmes-incontournables-pour-apprendre-la-batterie). La raison de ces différences est simple : un même genre musical, tel que le rock, peut se décliner de multiples façons, et les musiciens en prirent conscience d’une période à l’autre. Il est intéressant de se demander comment, à partir de ces deux leviers (impact du mouvement punk sur la variété + nostalgie des années 1960), les Américains de REM s’imposèrent, en leur temps, comme le groUpe dominant de la scène rock alternative mondiale, et pourquoi « Automatic for the People » reste, à ce titre, leur meilleur album.
Avant lui, on peut considérer qu’il y a deux moments marquants dans leur évolution discographique : un premier moment plus long, d’une durée de six ans (1983-1988), où ils firent d’emblée la démonstration de leur talent pendant six albums clairement orientés vers le rock, avec succès bien que dans une relative confidentialité ; un deuxième moment plus bref, en 1991, où l’album « Out of Time » les propulsa au sommet de leur popularité, ce qui s’explique, d’un point de vue musical, par le fait que la dualité entre l’évidence de la mélodie et la difficulté à discerner les influences country, comme un flou mémoriel collectif, y prend autant d’importance que les aspects plus rythmiques et plus électriques de leur travail. Autrement dit, « Out of Time » est un album fascinant, car il donne prise à toute écoute, y compris l’écoute la plus distraite, et en même temps il a toujours une aura de mystère, des profondeurs insondées. Une chanson d’ « Out of Time », parmi les autres, revêt une importance déterminante quand on s’intéresse à la genèse d’ « Automatic for the People », c’est « Country Feedback », qui fait ressentir à l’auditeur la beauté de la tristesse. Schématiquement, « Automatic for the People » est tout entier marqué par « Country Feedback », alors qu’ « Out of Time » était, dans l’ensemble, plus joyeux et plus léger. Moins schématiquement, il ne s’agit pas d’affirmer, pour autant, que chaque chanson d' « Automatic for the People » contribue prioritairement à une ambiance sombre et mélancolique. Il y a plutôt, dans le premier tiers du disque, un fil tendu entre les deux titres phares que sont « Drive » et « Everybody Hurts », chansons écrites et chantées pour les « jours sans », alors que les plus dansants « Try Not to Breathe » et « The Sidewinder Sleeps Tonite » s’efforcent de tendre vers les « jours avec ». Tous ceux qui découvrirent l’album eurent sans doute, inconsciemment, la même réaction au moment de sa sortie : puisque ce fil tendu atteint la perfection, comment les huit morceaux suivants vont-ils s’en sortir ? La dimension cyclothymique des quatre premiers va servir de point de référence, de première grille de lecture. La question devient alors : quels sont les moments où la joie refait surface ? Il n’y a pas de réponse toute faite car, au fond, la joie est peut-être toujours là.
Il fallait une respiration : « New Orleans Instrumental No. 1 », phénomène peu fréquent dans le rock et davantage exploité dans la musique classique expérimentale du vingtième siècle, recourt au paramètre de l’espace, avec une prise de son qui donne une sensation d’éloignement entre les instruments, suggérant l’idée que la musique est perçue différemment selon l’endroit depuis lequel on l’écoute. De par son titre, sa tonalité, son tempo et son développement, « Sweetness Follows » confirme qu’il y avait un point d’interrogation après « Everybody Hurts », dont la résolution est d’une simplicité ancestrale, les larsens tenant autant des guitares que de tous les éléments tangibles ou intangibles concourant à caractériser l’endroit réel ou imaginaire qui contextualise ce dont la chanson parle : par exemple, les travaux des champs et la porte de la grange si l’histoire se passe à la campagne, ou bien, au contraire, la mécanique grinçante des tréfonds les plus rouillés de la vie urbaine ; tout univers, en somme, que chacun projette dans un texte universel et énigmatique où il est question de la proximité et de la distance entre gens vivant ou ayant vécu ensemble. « Monty Got a Raw Deal » fait d’abord honneur aux sonorités des guitares acoustiques, comme « Drive » au début, puis devient plus rock, comme « Drive » aussi. Plus direct, « Ignoreland » entre dans le rock de plain-pied, avec détermination, pour s’y tenir d’un bout à l’autre. Que peut-on dire du deuxième tiers de l’album ? Qu’il est graduellement rock, et que l’atmosphère des titres 5-8 est la même que celle des titres 1-4 : on n’a pas complètement évacué la joie, elle est juste difficile à entrevoir, et la gravité garde partout une longueur d’avance sur l’insouciance, non pour l’invalider, mais pour lui venir en aide en la relativisant, et en l’encourageant à aller de l’avant compte tenu des épreuves de la vie, malgré les épreuves de la vie ; « Drive », le mot d’ordre. « Star Me Kitten » affiche l’allure reposante d’un rythme de croisière s’élevant jusqu’à un autre plan de conscience, annonçant le flamboyant « Man on the Moon », troisième titre phare, flamboyant dans le style de la lumière derrière la grisaille, ou des étoiles dans l’obscurité nocturne. La beauté classique de « Nightswimming », piano et violon obligent, puis l’émouvant « Find the River », qui finit par nommer poétiquement notre raison d’être, achèvent de nous rassurer : cet opus est parfait.
Une deuxième grille de lecture parviendrait à la même conclusion, en se focalisant cette fois-ci sur une analyse plus fine de la répartition entre gammes majeures, optimistes, et gammes mineures, pessimistes. Une troisième grille de lecture s’attacherait plutôt à explorer le trésor que constitue la symbiose entre toutes les contributions : celles de Bill Berry, Peter Buck, Mike Mills, Michael Stipe et leurs nombreux invités ; les arrangements orchestraux de John Paul Jones (Led Zeppelin) ; la production de Scott Litt (« In Utero » de Nirvana). Ainsi de suite. « Automatic for the People » compte parmi ces albums qui offrent un démenti aux académiciens ayant encore des doutes sur l’intérêt que représente le rock, comparé à des genres réputés plus savants. Les rêves ne sont ni l’objet d’un quelconque art divinatoire, ni un théâtre freudien, ni un jeu de langage lacanien. Les rêves sont un autre regard, réel ou imaginaire, sur le monde. Le monde en général, notre monde intérieur, le monde qui nous entoure, le monde qui existe peut-être au-delà, le dialogue entre tous les mondes. Les sensations y ont autant d’importance que les significations éventuelles, et le mystère reste entier. L’injonction « Drive and Find the River » pourrait être, par déduction, l’une des clés de l’énigme, en réponse aux « Catch me if I fall » de « Texarkana » sur « Out of Time ». « Automatic for the People » serait, sur le mode d’un rêve guidé par une puissance réaliste, une autre version d’ « Out of Time », au terme d’un long voyage introspectif laissant deviner d’autres découvertes non révélées.

D. H. T.

2017-09-26 17:31:28